VIII
A MALIN, MALIN ET DEMI

Bolitho observait la chute de la bordée tirée par le français de tête. Il avait fait feu en limite de portée, plus sans doute pour entraîner son équipage que pour autre chose. Selon toute vraisemblance, ses canonniers n’avaient encore jamais eu l’occasion de se faire la main sur l’ennemi.

Les marins britanniques pouvaient bien jurer et pester tant qu’ils voulaient, lorsque vient l’heure du combat, le temps passé à la mer compte davantage que le calibre des canons.

Il ne se souvenait pas d’avoir déjà vu une pleine bordée s’écraser ainsi dans l’eau. Les boulets créèrent comme une énorme explosion sous-marine, embruns et fumée jaillirent à la verticale en formant une sorte de muraille crénelée. Longtemps après l’impact du dernier boulet, la surface resta grise et comme barbouillée de sel en fusion.

— Joli gaspillage de poudre et de boulets, laissa tomber Herrick.

Plusieurs des assistants hochèrent la tête, puis Wolfe annonça :

— Ils réduisent la toile, amiral.

— On dirait bien, monsieur Wolfe, confirma Herrick.

Bolitho s’éloigna un peu. La manœuvre était classique, une fois que les vaisseaux qui allaient s’affronter avaient décidé de leur tactique. Il fallait conserver assez de toile pour rester manœuvrant, mais pas trop pour laisser le minimum de prise au développement d’un incendie. Tout risquait de mettre le feu, bourre enflammée éjectée par une pièce, fanal emporté par un boulet perdu, un rien pouvait transformer ces élégantes pyramides de toile en enfer rugissant.

Bolitho regardait la voile d’artimon que l’on était en train de ferler sur sa bôme. Le pont bruissait d’activité, tout le monde s’activait pour exécuter les derniers ordres. Les autres vaisseaux de la ligne en faisaient autant et se déshabillaient à leur tour.

Les deux colonnes s’avançaient imperturbablement l’une vers l’autre. Le second bâtiment français, qui portait en tête de misaine la marque de Ropars, tira quelques coups de réglage à partir de chaque batterie. Cette fois, les boulets tombèrent plus près de la cible que ceux de la première bordée. Bolitho suivit la trajectoire d’un coup qui perçait les crêtes l’une après l’autre et finit enfin par se planter dans la mer avant de disparaître à moins d’une encablure sur bâbord avant du Benbow.

— A l’engagement, ordonna Bolitho à Browne, signalez à L’Implacable d’attaquer l’ennemi sur son arrière. Je garderai La Vigie avec nous pour donner à penser aux Français.

Quelqu’un se mit à rire, d’un petit rire sec et nerveux. Un de ces nouveaux matelots sans doute. Le soudain tonnerre des canons, la masse énorme de métal qui fauchait la mer, tout cela était nettement moins dangereux que les quelques coups tirés à l’instant par le vaisseau amiral de Ropars. Mais, pour un observateur non averti de ces choses, cela paraissait bien plus terrifiant.

Le lieutenant de vaisseau Speke quitta la dunette et, les mains dans le dos, se mit à arpenter le pont entre les deux rangées de dix-huit-livres. Il alla enfin rejoindre Pascœ près du râtelier à drisses de misaine.

Les chefs de pièce les observaient, tendus. De temps en temps, l’un d’entre eux désignait du bout de l’anspect tel ou tel canon pour rectifier l’axe de visée. Çà et là, un matelot effectuait un dernier réglage en tapant sur le coin de hausse. On sentait tout l’équipage sur les dents, même les voiles s’y mettaient. Le hunier de misaine, déjà brassé, fit entendre soudain deux claquements impatients qui effrayèrent l’un des mousses.

Bolitho se retourna : le français de tête reprenait le tir. Ils s’étaient rapprochés et les embruns tombèrent cette fois si près qu’il les entendit nettement, comme une pluie tropicale.

Il pointa sa lunette en direction de la ligne ennemie, Sur les cinq vaisseaux, tous des soixante-quatorze, on voyait les voiles bouger, selon que les commandants arisaient ou prenaient plus de vent pour maintenir les intervalles, tout en restant prêts à réagir aux actions de l’adversaire.

— Herrick, venez de deux quarts, ordonna-t-il. L’escadre à suivre par la contremarche.

Les hommes se précipitèrent aux bras et il entendit la roue qui tournait déjà, comme si le quartier-maître et ses timoniers s’attendaient à recevoir cet ordre.

— En route est-quart-nord, annonça Grubb.

La ligne britannique s’était légèrement écartée de l’autre escadre, si bien qu’on eut un moment l’impression que les Français tombaient sur leur arrière. Les vergues commencèrent à grincer sous la traction des poulies et des bras, la marque en tête de mât s’orienta droit vers l’avant.

Bolitho sentit le bâtiment répondre puis, vent arrière, s’élancer avec ardeur.

— Les Français renvoient de la toile, amiral, annonça Herrick. Dois-je en faire autant ?

— Non, lui répondit Bolitho, qui s’approcha de l’affût le plus voisin avant de revenir. Je veux leur faire croire que je préfère les ralentir plutôt que d’arriver à bout portant.

Les huniers du français changeaient de forme et d’inclinaison, les vaisseaux envoyaient de la toile et augmentaient de vitesse en proportion. Ils étaient à moins d’un mille.

— Soyez paré, monsieur Browne.

Il essayait de s’imaginer les commandants qui suivaient le Benbow dans les eaux. Il leur avait expliqué cette tactique lorsqu’il les avait rassemblés pour la première fois, en formant son escadre : un minimum de signaux, le maximum d’initiative. Il les imaginait si bien, Keverne, Keen et ce bon vieil Inch, attendant le signal unique qui était paré et qui ne demandait qu’à monter. Comme il le leur avait dit alors : « Les Français connaissent nos signaux, eux aussi. Pourquoi les faire profiter de ce que nous savons ? »

— Je crois que nous pouvons ouvrir le feu, Herrick.

On fit passer le mot le long du pont à la vue et à la voix.

— Pas de bordée, dites aux chefs de pièce de tirer sur la crête et de faire feu à volonté.

— Bien, amiral, répondit Herrick, ça va un peu activer les Français. Ils ne doivent pas trop avoir envie de se faire démâter ou ravager le pont par un coup perdu alors qu’on n’en est qu’au début. Ils ont la place d’aller voir ailleurs !

Un aspirant dévalait l’échelle principale, un message à la main et, un peu après, on entendit un grand coup de sifflet sur le gaillard d’avant.

Difficile de dire qui tira le premier et impossible d’en voir le résultat. Plus bas, du bord d’engagement, les pièces reculèrent dans leurs palans, les servants se précipitèrent pour écouvillonner les gueules fumantes et recharger. Les chefs de pièce, courbés comme des vieillards, observaient par les sabords leur cible, le français de tête, dont les voiles se tordaient, prises dans un gigantesque tourbillon.

Dans la batterie basse, les trente-deux-livres reculèrent en faisant lourdement trembler les membrures. La fumée dépassa rapidement la guibre avant de se dissiper comme du brouillard.

— Mon Dieu, nous l’avons touché !

— C’est notre pièce, les gars ! cria une autre voix. Remettez en batterie et vous allez voir comme on va te les faire danser une petite gigue !

Les autres Anglais tiraient à leur tour, les coups ricochaient sur les vagues, quelques boulets tombèrent court, d’autres frappèrent les voiles et les coques dans un grand brouillard d’embruns et de fumée.

— Les Français viennent de changer de route, amiral, cria presque Herrick, qui ne pouvait dissimuler son excitation. Voilà, ils viennent !

Il ferma les yeux au moment où le second bâtiment disparut derrière un mur de fumée, troué de longues flammes orange, dans un grondement de tonnerre.

Des trombes d’eau dévalaient la dunette, Bolitho sentit la grosse coque frémir sous le déluge de fer. Cinq coups au but, six peut-être, mais pas le moindre étai ni hauban touché.

— Vas-tu m’écouvillonner ça, mon gars !

C’était un chef de pièce, obligé de donner un coup de poing dans l’épaule de l’un de ses canonniers pour le ramener à la réalité.

— Et maintenant, charge, espèce de salopard !

Crac… crac… crac, tout au long du rentré de muraille du Benbow, les affûts reculaient dans leurs palans. Pièce après pièce, par paire ou par section selon le cas, les chefs de pièce pointaient, tiraient sur le boutefeu à leur convenance, libérés de la discipline imposée par une bordée tout à la fois.

Des hommes se mirent à pousser des vivats à l’avant, le grand mât de hune du premier français venait de basculer dans la fumée. Çà et là, des taches noires flottaient à la dérive derrière les vaisseaux : débris, hamacs à demi consumés tombés des filets ou, peut-être, quelques cadavres passés par-dessus bord pour ne pas gêner les canons.

— Allez-y, les gars ! Encore un coup comme ça, rentrez-leur dans le lard !

Herrick avait mis ses mains en porte-voix et criait à pleins poumons, ce qui n’était pas trop dans les habitudes du personnage tranquille qui se tenait naguère debout au pied des autels, dans le Kent.

Tous les vaisseaux de la ligne française tiraient à présent, tous les Britanniques semblaient avoir subi des avaries ou en tout cas étaient noyés sous des déluges d’écume qui leur en donnaient l’apparence.

Un boulet transperça le grand hunier, d’autres trous apparurent dans la misaine.

Des filins coupés net flottaient au-dessus des canons comme des algues mortes, tandis que Swale le bosco, Gros Tom pour les intimes, donnait de la voix pour tenter de couvrir le vacarme. Il lui fallait diriger ses hommes, les envoyer en haut pour reprendre les épissures et réparer avant que quelque appareil vital fût parti.

Bolitho ferma les yeux : un morceau de métal venait de frapper une pièce de tribord, des éclis volaient tout autour de lui comme une décharge de mousqueterie. Un marin tomba tête en avant sur le pont, Bolitho aperçut derrière son catogan les vertèbres mises à nu. Un peu plus loin, un officier marinier se traînait à genoux en essayant de retenir ses entrailles, la bouche grande ouverte dans un hurlement silencieux.

— Doucement, les gars ! Pointez ! Parés ! Feu !

Les neuf-livres de la dunette ouvrirent le feu avec un bel ensemble, leur grondement faillit arracher aux hommes un cri de douleur.

— Parés !

Bolitho dut respirer un grand coup. De nouveaux boulets s’enfonçaient dans le bordé, il en entendit un qui passait par un sabord de la batterie basse. Il imagina l’horreur, le boulet qui labourait au passage des hommes déjà aveuglés par la fumée et rendus à moitié fous par le fracas des explosions assourdissantes.

— Feu !

Le français de tête, malgré la perte de son grand mât de hune, rattrapait le Benbow. Il tirait un peu n’importe comment, mais certains de ses boulets faisaient tout de même but. Tout au long de l’embelle Bolitho voyait ses hommes aller sans cesse en avant puis en arrière, leur masse oscillant au rythme des pièces qui reculaient puis que l’on remettait en batterie.

Quelques marins étaient allongés là où on les avait traînés en attendant de les soigner. D’autres ne se relèveraient jamais plus. Pascœ faisait les cent pas derrière ses hommes, criant on ne sait quoi, agitant sa coiffure. L’un de ses chefs de pièce qui se retournait pour lui sourire tomba raide mort. Un boulet était passé à lui raser le ventre sans même l’effleurer. Il alla s’écraser contre le pavois de l’autre bord et tua un autre marin qui avait pourtant eu le réflexe de se baisser.

— Feu !

Bolitho s’éclaircit la gorge :

— Je crois que nous sommes bien placés – un regard à sa marque qui battait, malgré la fumée qui lui piquait les yeux : Soyez paré, monsieur Browne !

Il entendit Herrick qui hurlait :

— Paré à virer, monsieur Grubb ! Monsieur Speke !

Il dut emprunter à Wolfe son porte-voix pour se faire entendre de l’officier dans le vacarme.

— Nous engagerons des deux batteries à la fois ! Parés à lever les mantelets tribord !

Il s’assura que le message était porté dans l’entrepont puis se retourna pour ajouter :

— Par Dieu, amiral, nos hommes se comportent magnifiquement !

Bolitho le prit par le bras.

— Ne restez pas planté là, Thomas. Dès que nous aurons coupé la ligne ennemie, ils vont essayer de nous abattre du haut des hunes !

Quelque part dans la fumée, un homme poussa soudain un hurlement aigu. Du sang coulait par les dalots bâbord, un ruisseau ininterrompu.

Il estima rapidement la distance : il était temps. S’ils attendaient encore, les Français pouvaient les mettre en miettes ou tenter de les séparer les uns des autres.

— Le signal à bloc, monsieur Browne !

Le pavillon unique monta à la vergue, le reste de la ligne fit l’aperçu.

Browne s’essuya la bouche du dos de la main. Son chapeau était tout cabossé, du sang tachait son pantalon blanc.

— Parés, amiral !

Bolitho jeta un regard aux hommes parés aux bras, aux timoniers arc-boutés aux manchons de la roue. Tous gardaient les yeux rivés sur Grubb et en oubliaient le grondement des canons.

Un fusilier tomba de la grande hune, heurta le filet avant de basculer par-dessus bord pour disparaître dans la mer.

Un mousse chargé de transporter la poudre et qui courait vers les pièces bâbord pivota sur ses pointes comme un danseur avant de s’écrouler sur le pont. Bolitho eut le temps avant de détourner le regard de voir qu’il avait eu les yeux arrachés du crâne.

— Envoyez !

Les vergues commencèrent à pivoter tels de grands arcs bandés et, comme la roue tournait, Bolitho vit les Français basculer brusquement par bâbord avant. Ils se maintinrent ensuite devant le boute-hors tandis que le Benbow continuait de virer jusqu’à ce que toutes les vergues fussent brassées devant et derrière.

La toile claquait en tous sens, se débattait, protestait et le Benbow se stabilisa à la nouvelle route. Le bâton de foc effilé pointait droit sur l’encorbellement doré du vaisseau amiral français. On voyait bien la consternation qui régnait à l’arrière et sur la dunette, des pavillons volaient partout au-dessus de la fumée. L’amiral appelait ses conserves à la rescousse.

— Faites le second signal à L’Implacable.

Bolitho se concentrait sur la situation. Le pont s’inclinait lentement sur tribord sous la pression des voiles bordées. Allaient-ils y arriver ? Pourraient-ils passer sur son arrière et dévaster la poupe, ou bien fallait-il que le Benbow se ruât sur lui pour l’empaler de son boute-hors, comme avec une lance ?

Il entendit des acclamations qui montaient dans la fumée et qui couvraient les cris et les gémissements des blessés. L’Indomptable suivait de près dans les eaux, le Nicator semblait un peu plus loin à présent, le soixante-quatre d’Inch, plus petit, l’Odin, était dans son sillage. Tous trois s’apprêtaient à couper la ligne ennemie. Avec un peu de chance, le commandant Keen allait réussir à passer entre le quatrième et le dernier bâtiment de l’escadre française. S’il arrivait à mettre hors de combat le dernier, le gros transport était réduit à sa merci.

— Ouvrez les sabords ! Tribord en batterie !

Les affûts s’avancèrent en grondant d’un seul mouvement, comme s’ils avaient hâte de quitter leur rôle de spectateurs.

— Doucement, monsieur Grubb, fit Herrick entre ses dents. Vous pouvez abattre d’un quart de mieux – et, se tapant du poing dans la main : Cette fois, nous l’avons !

Ils étaient si proches de l’autre vaisseau amiral que le bâton de foc du Benbow et ses haubans effilochés jetaient des ombres sur le tableau et les fenêtres de poupe.

Bolitho entendit Speke qui criait :

— Dès que vous l’avez ! Parés !

Il vit à l’avant, au-dessus de lui, les deux caronades qui pointaient leurs sales museaux. Celle de tribord pouvait difficilement manquer sa cible.

Les mousquets faisaient feu avec rage, Bolitho vit les hamacs bondir dans les filets, les tireurs français ajustaient leur tir. Dans les hunes du Benbow, les fusiliers tiraient eux aussi et visaient leurs homologues d’en face qui essayaient d’atteindre les officiers.

Le fracas des départs augmentait, les bâtiments éparpillés çà et là tiraient de toutes parts dans un terrible crescendo. Bolitho aperçut le départ de la caronade tribord mais ne put distinguer les effets de la charge de mitraille qui se perdit dans la fumée et les embruns. A bord du Benbow et d’un bout à l’autre, ce n’était que cris et vivats, les hommes se comportaient comme des déments. Les silhouettes disparaissaient dans la fumée, les yeux brillaient, révulsés, les canonniers se jetaient sur leurs pièces et les marins halaient aux bras en fonction des ordres que leur jetait Wolfe dans son porte-voix depuis la dunette.

Bolitho s’essuya les yeux pour observer la poupe du français qui se balançait par tribord avant. Il réussit à lire son nom, la Loire, les lettres dorées avaient été déchiquetées par la mitraille. Au-dessus, les fenêtres de poupe étaient démolies.

Il entendit Browne qui l’appelait en lui montrant le bord opposé.

Le troisième bâtiment de la ligne française, celui que Bolitho avait essayé d’isoler de la Loire, venait d’arborer la marque de l’amiral en tête de misaine. Le pavillon n’était pas à bloc qu’il commença à virer pour suivre le Benbow dans les eaux, comme s’ils étaient amarrés par quelque lien invisible.

— La Loire a amené son pavillon ! cria Browne, comme s’il n’arrivait pas à y croire.

Bolitho se rua près de lui, envahi par le désespoir qui lui tombait dessus comme une grande couverture. L’amiral français avait mijoté son plan à la perfection. C’était l’escadre anglaise qui se trouvait divisée avec la ruse de cette fausse marque, non la sienne.

Herrick faisait des moulinets avec son sabre :

— Sus à eux, les gars ! Monsieur Speke, reprenez le feu à bâbord !

Surpris par la manœuvre inattendue de l’ennemi, le Nicator et l’Odin menaçaient de faire chapelle, leurs voiles battant en tous sens, même s’ils essayaient pourtant de reprendre leur place dans la ligne.

Le bâtiment de Ropars remontait le Benbow et se trouvait à présent par le travers. Ses pièces avant alimentaient un feu nourri, ils étaient à faible distance l’un de l’autre et se rapprochaient encore. Les marins de Bolitho, encore médusés, avaient l’impression que chaque coup faisait mouche.

Il n’y eut même pas de vivats lorsque la misaine du supposé amiral français s’abattit dans un grand fouillis de toile, d’espars brisés et de gréement divers. La Loire avait été durement atteinte, mais son sacrifice semblait bien avoir permis la défaite de Bolitho.

Dans la pénombre rendue encore plus noire par la fumée qui montait en volutes, les vaisseaux se heurtaient maladroitement les uns contre les autres, les pièces tiraient impitoyablement à bout portant. On se sentait comme en enfer, entouré par une forêt de mâts, de pavillons qui claquaient au vent.

Herrick était partout, donnait des ordres, ralliait ses hommes, criant des encouragements ici, réclamant plus d’efforts ailleurs.

Gourtenay, le jeune sixième lieutenant qu’Allday avait chassé du canot, était étendu sur le ventre. Ses souliers tambourinaient sur le pont, quelques fusiliers le traînaient vers l’échelle de dunette. Il avait été touché par un tireur d’élite français qui lui avait arraché la mâchoire inférieure.

Browne cria :

— Amiral, L’Implacable s’attaque au transport ! – il posa sa lunette. Les deux frégates françaises le pourchassent, La Vigie demande l’autorisation d’engager le combat !

— Refusé, répondit Bolitho en s’essuyant le visage, nous aurons peut-être besoin d’elle plus tard.

Besoin, mais pour quoi faire ? Pour récupérer les survivants et porter la nouvelle de leur défaite en Angleterre ?

— Signal général, ordonna-t-il enfin. « Prenez poste pour assurer un soutien mutuel ! Engagez l’ennemi en ligne de file ! »

Quelques pavillons s’éparpillèrent sur le pont lorsqu’un boulet vint faucher les timoniers qui couraient pour exécuter l’ordre, mais, en dépit de l’horreur et des hurlements, le signal monta aux vergues sans retard. N’empêche, Bolitho se demandait si cela ferait quelque différence, car ses commandants savaient ce qu’ils avaient à faire et ils le feraient de leur mieux. Le fait cependant de voir ces pavillons monter au-dessus des tourbillons de fumée pouvait montrer que leur escadre se comportait encore comme un tout organisé et qu’il y avait toujours une tête pour la diriger.

Bolitho se tourna, amer, vers un homme qui sanglotait et hoquetait. Mon pauvre vieux, voilà ce que je vous ai donné…

— L’Indomptable est en difficulté, amiral, lui dit Herrick. Son artimon vient de tomber.

— Ouais, commenta Grubb, mais le vieux Nicator envoie de la toile et va le soutenir !

— Tout le monde a fait l’aperçu, amiral – Browne baissa les yeux sur son pantalon taché de sang, comme s’il le voyait pour la première fois : Par l’enfer !

Bolitho gardait les yeux rivés sur le vaisseau amiral de Ropars : moins d’une encablure. Il rentrait sa toile, les passavants étaient remplis d’hommes en armes, et ses batteries tribord tiraient toujours comme devant.

— Il va bientôt être sur nous, amiral, hurla Herrick.

Bolitho leva les yeux vers les voiles percées de toutes parts du Benbow. Le capitaine de pavillon de Ropars se conduisait en véritable professionnel : il était en train de prendre le vent du Benbow, lui ôtant du même coup la puissance dont il avait besoin pour manœuvrer avant l’étreinte finale.

— Préparez-vous à repousser l’abordage ! cria Wolfe.

Au-dessus d’eux, un pierrier fit feu et une volée de mitraille vint tracer un sillon sanglant au milieu des marins et de fusiliers français massés là.

Les visages crispés des canonniers accroupis près de leurs pièces furent illuminés par une lueur rouge vif et, quelques secondes plus tard, une explosion secoua les deux vaisseaux emmêlés comme des maquettes prises dans une tempête.

Des fragments fumants volaient en sifflant tout autour d’eux, Bolitho comprit que la Loire avait pris feu sans que personne s’en fût rendu compte. C’était la sainte-barbe qui venait d’exploser.

Des hommes se précipitèrent pour rallier l’arrière en entendant le bosco hurler de sa voix zézayante, on déversait des moques d’eau pour éteindre les débris de bois et de toile enflammés qui s’abattaient sur le bâtiment.

— De L’Indomptable, amiral : « Je demande assistance ! »

Bolitho se tourna vers son aide de camp, mais il ne voyait que Keverne. Il hocha lentement la tête.

— Nous ne pouvons rien faire. Nous devons rester ensemble.

— Aperçu.

L’Indomptable était attaqué par les deux bâtiments qui tenaient poste à l’arrière de l’escadre ennemie. Handicapé par la perte d’un mât, qui tramait dans l’eau avec son gréement, il prenait de plus en plus de retard, tandis que le Nicator et l’Odin se dépêchaient de rallier leur amiral en envoyant de la toile et en faisant feu aussi vite qu’ils pouvaient recharger.

Le bâtiment de Ropars faisait force signaux, lui aussi, Bolitho imaginait qu’ils s’adressaient principalement à ses frégates et aux transports. Il ne devait avoir aucune envie de voir les transports endommagés au point de tomber aux mains de l’ennemi avec leur cargaison, qu’il s’agît de troupes ou d’autre chose.

Bolitho se mit à hurler :

— Vivement, les gars, c’est maintenant ou jamais !

Et, prenant Herrick par le bras :

— Dites aux hommes de pousser des vivats, faites-les se mettre sur le passavant comme s’ils s’apprêtaient à monter à l’abordage !

— Enfin, je vais essayer, amiral ! lui répondit Herrick en le regardant.

Bolitho prit son chapeau galonné d’or et l’agita vigoureusement au-dessus de sa tête.

— Des cris !

Il grimpa sur le passavant bâbord, au-dessus des canons chauffés au rouge, passa derrière les hamacs déchiquetés.

— Allez les gars, des hourras ! Montrez-leur ce que nous savons faire !

Le plus inexpérimenté des marins du bord avait compris que le Benbow s’était fait avoir par cet amiral français. S’ils faiblissaient, ils étaient cuits et, selon toute apparence, le Benbow allait être capturé, intact, pour passer sous les couleurs françaises.

La perspective était trop horrible ! En les suivant sur le passavant, il restait aveugle à l’angoisse de Herrick et à l’air préoccupé d’Allday.

Ils réagissaient pourtant. Les boulets s’enfonçaient toujours dru dans le bordé ou tranchaient le gréement comme des faux invisibles, mais les hommes du Benbow quittèrent les canons pour pousser des vivats et coururent s’armer pour grimper rejoindre Bolitho aux filets d’abordage.

Les quelques hommes qui servaient encore aux pièces rechargeaient à toute allure, le péril et la contrainte les maintenaient à leur poste, tandis que Speke criait : « Allez, pleine bordée ! Parés ! »

Bolitho s’accrocha aux filets et se pencha pour regarder les vagues qui s’écrasaient le long de la coque. Il n’y en avait plus pour très longtemps. Il se sentait sourire, mais d’une espèce de rictus qui lui faisait mal, comme une morsure, il entendait autour de lui les marins qui invectivaient l’ennemi, mais dans une espèce de brouhaha confus. On eût dit des chiens de meute enragés, assoiffés de mort, fût-ce au péril de leur propre vie.

— Pour une bordée ! Feu !

Sous le choc, Bolitho manqua de s’étaler de tout son long et, lorsqu’il se retourna pour voir ce qui se passait derrière lui, il eut l’impression de se retrouver tout seul sur une passerelle, La fumée qui sortait en gros tourbillons par tous les sabords lui cachait entièrement le pont.

Un clairon entonna soudain une sonnerie alarmée et Bolitho vit, sans parvenir à y croire, le bâtiment de Ropars qui s’éloignait, mât d’artimon abattu, crachant la fumée par tous ses sabords. Il y avait des gerbes d’étincelles, des silhouettes se jetaient à l’eau en courant pour fuir ce qui constitue la plus grande peur du marin.

— Amiral, les Grenouilles se carapatent ! cria Allday. Vous les avez eus !

En dépit des coups qui continuaient de voler au-dessus des têtes en sifflant, les hommes poussaient des cris de joie.

Le vacarme empêchait Bolitho de reprendre ses esprits, mais l’impression n’en était que plus vive. Il allait bientôt faire trop sombre pour poursuivre l’ennemi, à supposer que ses bâtiments dévastés fussent en mesure de le faire. Ropars était lui aussi incapable de regrouper ses forces pour reprendre le combat, il ne devait penser qu’à une seule chose : s’enfuir.

Il aperçut Pascœ qui courait sur le passavant, le visage défait, presque sans défense.

Il se retournait lorsque la douleur causée par un violent choc sur la main lui fit fermer les yeux. Un court instant, il s’imagina que quelqu’un l’avait envoyé bouler ou qu’il avait reçu une balle de mousquet ou encore un coup de pique, au milieu de l’excitation générale. C’est alors qu’il vit une grande tache de sang qui s’élargissait sur sa cuisse, il ressentit une douleur atroce qui lui fit l’effet d’un fer rouge.

Il n’arrivait pas à penser, il s’entendit pousser un grand cri, sa joue heurta violemment le pont. Il se sentit tomber, tomber encore, et cette impression ne l’avait pas quitté alors qu’il était allongé, immobile, sur le passavant.

Il eut le sentiment d’entendre Herrick crier, mais c’était si loin, si loin, Allday l’appelait par son nom. Pascœ, penché sur lui, qui le regardait, ses doigts qui dégageaient une mèche de cheveux pour voir ses yeux… Il sombra dans la nuit qui lui offrait son répit.

 

Bolitho tournait la tête d’un bord sur l’autre, à peine conscient d’un grand cri qu’il imaginait parfois sorti de sa gorge. Il faisait sombre, il distinguait pourtant quelques taches de lumière, des touches de couleur brouillées.

— Il est conscient, fit une voix anxieuse. Soyez prêts à le porter !

Une brume rougeâtre envahit son champ de vision, il comprit qu’il s’agissait de la tunique du major Clinton. Il avait dû le descendre ici, aidé par ses hommes. Une sueur glacée lui dégoulinait sur la poitrine. On l’avait descendu. Il était dans l’entrepont, les cris venaient de quelqu’un qui endurait le scalpel du chirurgien.

Il entendit Allday, mais sa voix était à peine reconnaissable :

— Il faut l’emmener à l’arrière, major.

Et puis une autre voix, folle de terreur :

— Oh non ! Oh non ! Je vous en supplie !

Bolitho sentit qu’on lui soulevait délicatement la tête, une main la soutenait. Il sentit de l’eau couler sur ses lèvres, il ouvrit un œil pour essayer de percer l’obscurité, il tenta d’avaler. Une véritable scène des Enfers. Des hommes étaient allongés contre les membrures, formes inertes, tandis que d’autres se tordaient dans d’horribles souffrances.

Sous des fanaux que l’on avait concentrés près de là, Loveys, le chirurgien, était penché sur sa table. Son tablier taché de sang le faisait ressembler à un boucher.

Celui qui avait poussé ces hurlements était étendu sur la table.

Il se taisait à présent, car on lui avait introduit une lanière de cuir entre les dents. On l’avait déshabillé, les aides de Loveys le maintenaient fermement. Seuls ses yeux veinés comme du marbre bougeaient, il fixait le chirurgien, l’air suppliant.

Bolitho vit que son bras était fendu en deux, réduit en bouillie par un boulet ou un gros morceau de métal.

Le bistouri luisait dans la main de Loveys. Pendant ce qui lui parut être une éternité, il passa la lame aiguisée sur la chair, au-dessus de la blessure, à quelques pouces sous l’épaule. Un clin d’œil imperceptible à ses aides, il coupa vivement sur toute la circonférence. Il restait impassible. Un autre de ses assistants lui passa la scie. En quelques minutes, tout était fini, on jeta le membre blessé dans une moque posée sous les fanaux qui dansaient.

Quelqu’un murmura :

— Dieu soit loué, ce pauvre diable s’est évanoui !

Allday se tenait derrière Bolitho.

— Nous allons vous transporter à l’arrière, amiral. Je vous en prie, ce n’est pas un endroit pour vous !

Bolitho essaya de tourner la tête pour le voir. Il aurait voulu le consoler, lui expliquer qu’il devait rester, ne serait-ce que pour partager les souffrances des hommes qu’il avait conduits là. Mais les mots ne sortaient pas de sa gorge, la vue des larmes qui ruisselaient sur le visage d’Allday le rendait muet.

Il finit enfin par articuler entre ses dents :

— Où est le commandant Herrick ?

— Il s’occupe de l’escadre, murmura Browne, qui s’était agenouillé à côté de lui. Il ne va pas tarder à redescendre.

Redescendre ? Herrick avait tant à faire, immerger les morts, réparer avant l’arrivée de la tempête ! Et pourtant, il avait trouvé le temps de venir le voir.

Loveys le regardait, ses cheveux rares brillaient à la lueur des fanaux.

— A vous, amiral, laissez-moi vous examiner.

Il s’agenouilla. Son visage cadavérique ne montrait aucun signe de fatigue ni de dégoût. Il venait de découper un membre et d’amputer, et Dieu sait combien il en avait opéré d’autres avant celui-là. Avec son air frêle, il était bien plus fort qu’eux tous.

Bolitho ferma les yeux. La douleur revenait, si vive qu’il sentit à peine les doigts qui exploraient la plaie, le couteau qui découpait son pantalon ;

— Balle de mousquet, annonça Loveys, mais elle a été déviée – il se releva lentement. Je vais voir ce que je peux faire, amiral.

— Votre neveu arrive, amiral, murmura Browne. Dois-je lui demander de se tenir à l’écart ?

— Non.

Prononcer ne fût-ce qu’un mot était insupportable. Ce qu’il avait toujours redouté. Cette fois-ci, il ne s’agissait plus d’une égratignure ni d’une balle dans l’épaule. Il avait une blessure profonde à la cuisse, sa jambe et son pied étaient en feu, il essaya de ne pas penser à l’homme qu’il venait de voir allongé sur la table.

— Laissez-le, qu’il vienne me voir.

Pascœ vint s’agenouiller auprès de lui. Il était impassible, comme les ancêtres de ces vieux portraits de famille, à Falmouth.

— Je suis là, mon oncle – il prit la main de Bolitho dans la sienne. Comment vous sentez-vous ?

Bolitho fixait le plafond au-dessus de sa tête. Un pont plus haut, et encore un autre, les canons s’étaient tus.

— Je vais mieux, Adam, fit-il avec difficulté – il sentit que la pression de sa main se faisait plus forte. L’escadre, tout va bien ?

Il s’aperçut que Pascœ essayait de lui dissimuler un homme qui montait l’échelle avec la moque.

— Vous les avez battus, mon oncle, répondit Pascœ en hochant la tête. Vous leur avez montré ce que vous saviez faire !

Bolitho essayait de dominer sa souffrance, d’estimer les ravages que lui avait valus son geste fou. Loveys revenait.

— Je vais devoir vous déshabiller, amiral.

— Je m’en occupe ! fit Allday.

Il commença à lui ôter sa chemise, son pantalon tout déchiré. Il osait à peine le regarder.

Loveys attendait patiemment.

— Laissez, je préfère que mes voyous terminent – il fit signe à ses assistants : Allez, vous autres, rappliquez !

Bolitho avait envie de parler, il avait tant de choses à dire. Il aurait voulu parler à Adam de son père, lui expliquer ce qui lui était réellement arrivé. Mais il était trop tard, des mains s’emparaient de lui, on le faisait passer par-dessus des formes immobiles. Des hommes que l’on avait gorgés de rhum, pansés pour parer à l’infection et qui avaient encore une chance de survivre. Il sentait la terreur l’envahir, la peur le saisissait dans ses griffes.

Il cria soudain :

— Je souhaite que vous héritiez de notre maison de Falmouth, que vous héritiez de tout. Il y a une lettre…

Pascœ jeta à Allday un regard désespéré.

— Mon Dieu, oh non, je ne peux pas entendre cela !

— Il va se remettre ? demanda Allday d’une voix altérée. Hein, il va aller mieux ?

Ces mots firent redescendre Pascœ sur terre. Il n’avait encore jamais vu Allday en proie au moindre doute, il avait toujours cru qu’il était solide comme un roc.

— Oui, fit-il en agrippant Allday par la manche. Il va s’en remettre.

Bolitho était allongé sur la table et ne voyait pas plus loin que le, cercle de lumière des fanaux. Il s’était toujours imaginé que la chose serait rapide, le jour où elle arriverait : on est en pleine bataille puis, la seconde d’après, on est mort. Mais ça, non, pas ça. Devenir un infirme, un homme qui suscite la pitié ou bien dont on se moque…

— Je ne vais pas essayer de vous en conter, amiral, déclara enfin Loveys, la voix très calme. Vous risquez fort de perdre votre jambe. Je vais faire tout mon possible.

Quelqu’un approcha la main de sa tête, on lui mit une lanière imprégnée de cognac entre les dents.

— Serrez fort, amiral, lui conseilla Loveys.

Bolitho sentait la terreur l’envahir. Il avait peur, le moment tant redouté étant enfin arrivé, de ne pas se montrer à la hauteur, devant tous ces témoins qu’il ne voyait pas.

Des mains se refermèrent sur ses poignets et sur ses chevilles comme des menottes, il aperçut encore l’épaule droite de Loveys penché sur lui, le chirurgien recula, plongea en avant. Il ressentit dans la cuisse une douleur fulgurante, comme une brûlure de plomb fondu.

Il essayait désespérément de remuer la tête, mais les hommes de Loveys connaissaient leur affaire. L’opération se poursuivait, la douleur était de plus en plus vive, de plus en plus profonde, le bistouri coupait sans désemparer, hésitant seulement un peu lorsqu’un coup de roulis secouait le bâtiment.

Dans cette espèce de brouillard de souffrance et de peur mélangées, il entendit une voix :

— Tiens bon, Dick ! Y en a plus pour longtemps !

L’intervention de ce matelot ou de ce fusilier anonyme donna à Loveys les quelques secondes dont il avait besoin.

D’un dernier coup de poignet, il sortit la balle écrasée des chairs noircies et la jeta dans un plateau. Son aide murmura :

— Il s’est évanoui, monsieur.

— Parfait, répondit Loveys, qui terminait de sonder la plaie. Et encore un bout !

Il attendit que l’homme eût terminé d’étancher le sang.

— Tenez-le ferme.

Herrick s’approcha lentement de la table, ses hommes s’écartèrent pour le laisser passer. C’était pitié de voir Bolitho dans cet état, nu, impuissant. Mais, au fond de lui-même, il savait bien que Bolitho n’aurait pas accepté d’être traité autrement. Il dut s’éclaircir la gorge pour parler.

— Est-ce terminé ?

Loveys claqua des doigts pour demander de la charpie.

— Oui monsieur, pour l’instant – et, lui montrant le plateau : La balle a fendu l’un des boutons, ce qui a dispersé des morceaux de toile dans la blessure.

Herrick avait l’air terriblement anxieux.

— Vous comme moi, cela fait un bout de temps que nous servons le roi. Vous savez que ce sont des choses qui arrivent. Je regretterai peut-être plus tard de ne pas avoir amputé sur-le-champ.

Bolitho s’arc-bouta, Herrick l’entendit gémir comme on lui ôtait la lanière de la bouche.

— Peut-on le déplacer ? demanda Herrick.

Loveys fit signe à ses hommes :

— Dans l’infirmerie ; je n’ose pas permettre un transfert plus long.

Ils l’emportèrent dans les ténèbres de l’entrepont et Loveys sembla oublier un instant son patient. Il désigna du doigt un blessé dont la tête était entourée de bandages :

— Celui-ci ! – puis il ajouta simplement à l’intention de Herrick : Vous avez vu cet endroit ? Vous voyez les conditions dans lesquelles je travaille ? Qu’est-ce que l’Amirauté attend de moi, au juste ?

Herrick passa près de l’homme qui gisait sur la table. Il dit à Pascœ :

— Je vous serais reconnaissant de rester près de lui.

Il choisissait ses mots, soucieux de l’anxiété subite de Pascœ. Il ajouta en le regardant d’un air grave :

— Si son état empire, prévenez-moi immédiatement. Il a besoin de savoir que vous êtes près de lui.

Il tourna les talons et fit signe à Browne.

— Venez, nous allons faire le tour des ponts pour parler aux hommes. Ils se sont magnifiquement conduits aujourd’hui, je leur en serai éternellement reconnaissant.

Browne l’accompagna jusqu’à la descente puis sur le pont. Le grand air faisait du bien.

— Et vous aussi, commandant, votre conduite a été superbe, fit-il après avoir pris une grande goulée. Je sais que ce qui vient de se passer vous atteint.

Lorsque Herrick regagna enfin la dunette, les travaux étaient toujours en cours. Dans les hauts comme sur le pont, les hommes refaisaient des épissures ou taillaient du bois sous l’œil vigilant de Wolfe.

Speke, qui avait pris le quart, salua en annonçant :

— L’Indomptable a gréé un artimon de fortune, monsieur, l’escadre est en ordre.

Comme c’est étrange, songea Herrick. Il n’avait même pas pris conscience de ses nouvelles responsabilités ni de la nouvelle autorité dont il était investi. Il serra les mâchoires en entendant un homme crier à fendre le cœur dans la batterie basse. Il prit une lunette, la pointa sur les autres bâtiments. La ligne n’était pas trop belle à voir, il y avait plus de trous que de toile dans les voiles. Herrick savait bien que, le temps aidant, les vaisseaux allaient retrouver leur état normal et panser leurs blessures. Il songeait au terrible spectacle auquel il venait d’assister dans l’entrepont. Poulies blessures des hommes, les choses n’étaient pas aussi simples.

Il se tourna vers Browne. Bientôt, avec la nuit, il serait trop tard pour échanger des signaux. Il avait déjà donné à l’escadre l’ordre de faire voile au sudet, dans la moins mauvaise formation possible.

— Il me faut la liste des blessés et des avaries, monsieur Browne. Mr. Speke va vous aider. Pendant qu’il fait encore jour, demandez à tous les bâtiments de l’escadre un rapport similaire.

Il déglutit, se détourna :

— Notre amiral est capable de m’interroger là-dessus dès qu’il sera debout.

Speke était un être sans imagination :

— Va-t-il se remettre, commandant ?

Herrick se tourna brusquement vers lui, ses yeux lançant des éclairs :

— Quoi, monsieur, que dites-vous ! Occupez-vous de ce que vous avez à faire !

Les deux officiers partirent sans demander leur reste. Le major Clinton sortit de la pénombre :

— Calmez-vous, monsieur, je suis sûr qu’il n’y mettait pas malice.

— J’espère que vous avez raison, répondit Herrick en hochant la tête.

Et il gagna le bord au vent pour aller marcher.

Le vieux Grubb se moucha bruyamment et s’approcha pesamment du fusilier.

— Laissez-le tranquille, major, avec tout le respect que je vous dois. C’est une journée noire pour le commandant, ça, c’est sûr, et pour beaucoup d’autres aussi.

Clinton eut un pauvre sourire et regagna l’arriére où quelques-uns de ses hommes étaient tombés au cours de l’après-midi.

Il avait entendu de nombreuses anecdotes au sujet de Bolitho et de Herrick. Le plus surprenant de tout, c’est que, de toute évidence, elles étaient exactes.

 

Cap sur la Baltique
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